VERS LA POST-DEMOCRATIE?

Publié le par ELMIR

 
Ce texte est extrait d’un compte rendu à paraître dans le Bulletin de l’International.
 
UN LIVRE STIMULANT DE ROBERT CHARVIN « VERS LA POST-DEMOCRATIE ? »(Editions le Temps des Cerises, décembre 2006. 140 pages)
Robert Charvin, professeur des Facultés de Droit et doyen honoraire de la Faculté de droit, des Sciences politiques et de Gestion de Nice-Sophia-Antipolis, publie un ouvrage stimulant sur la démocratie et son évolution dans les sociétés actuelles. Ce livre commence par critiquer les dogmes démocratiques répandus et enseignés dans les Facultés de Droit et de sciences politiques. Les manuels et les professeurs relayés par une couche intellectuelle conformiste identifient la démocratie à un ensemble de mécanismes  comme le suffrage universel, le Parlement, le pluripartisme, les syndicats, la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice, une opinion publique autonome représentant un contre-pouvoir face à un pouvoir politique.(p.26). S’en tenir aux seuls mécanismes ne suffit nullement à déterminer la nature même de la démocratie. Par exemple, le pluralisme politique qui est souvent pris pour modèle dans les sociétés non occidentales, le professeur Charvin le considère comme quelque chose de trop équivoque pour servir de critère de définition de la démocratie. Car, en effet, si pluralisme il y a, il n’a pas été le produit d’un choix délibéré ou d’une volonté politique consciente, mais il a émergé grâce à des événements historiques spécifiques liés aux antagonismes sociaux et aux moyens de les résorber pacifiquement sans confrontation brutale. Le pluralisme a été commandé par « la prudence tacticienne » des forces socio-politiques. Pour montrer que le pluralisme est toujours un concept équivoque et à géométrie variable selon les pays, l’auteur évoque l’exemple du Chili où Salvador Allende qui avait été élu démocratiquement par le peuple chilien en 1971 fut renversé en 1973 par la dictature militaire menée alors par le général Pinochet. Les élections présidentielles en 2002 en France n’ont pas été conformes non plus aux canons du pluralisme politique. Un troisième exemple peut être donné avec le traité constitutionnel européen qui, bien qu’ayant été rejeté par 55% des Français, « les titulaires du pouvoir vaincus par le suffrage universel » reviennent à la charge et cherchent à court-circuiter la volonté populaire en le faisant valider par des moyens détournés(par le Parlement français selon Sarkozy, souligné par nous). Selon le professeur Charvin, les élections pluralistes ont des limites et elles « ne sont admissibles que si les électeurs ne « sortent » pas du cadre implicitement assigné; elles doivent assurer une continuité politique avec des variations n’ayant qu’une faible amplitude »(p.45)
 
À vouloir trop se focaliser sur la question du pluralisme, le débat politique a complètement esquivé une autre dimension de la question de la démocratie, celle de la démocratie sociale. Car, ceux qui parlent de démocratie politique ne peuvent faire l’impasse sur les conséquences sociales du mode de production capitaliste génératrices à bien des égards de la pauvreté et de la misère. Là aussi, à l’instar du pluralisme politique, c’est la lutte menée par le mouvement ouvrier tout au long du XIXe siècle qui a imposé en fin de compte à l’État et à la démocratie politique une reconnaissance juridique des droits sociaux protecteurs pour les travailleurs et pour le monde du travail en général. Au même titre que le pluralisme politique, la reconnaissance des droits sociaux par l’État et leur traduction politique ont en quelque sorte engendré une situation de compromis qui, en pacifiant les relations sociales, avait largement contribué par ailleurs à l’essor de la démocratie politique. Cette pacification a été le résultat de l’instauration d’un système de protection sociale qui a renforcé « la patience des classes dominées » malgré un taux de chômage plus élevé et plus constant en Europe durant les années 1990-2000 qu’il ne l’était lors de la Grande dépression des années 1929-1930. Pour le professeur Charvin, l’enjeu des droits sociaux est donc capital, car le problème posé actuellement consiste à savoir comment concilier le besoin de droits sociaux et donc en dernier lieu le rachat de la paix sociale(souligné par nous) et « leur coût jugé de plus en plus insupportable par les dominats »(p.51). Ce qui est en jeu, ce n’est pas de savoir s’il faut plus ou moins de démocratie, mais c’est « l’affrontement autour de la notion de démocratie et sur sa mise en œuvre politique »(idem). 
 
MODERNAISATION DE LA DEMOCRATIE OU REMISE EN CAUSE DE L’ETAT SOCIAL ?
 
Le professeur Charvin montre que le discours sur la « réforme » de la démocratie est l’expression d’une volonté « d’ajustement aux mutations du capitalisme »(p.53). Les principaux traits de ces mutations sont la financiarisation de l’économie, la suppression de la concurrence et la concentration grâce à l’essor des fusions-acquisitions durant les années 90. Une des conséquences les plus lourdes de la domination de l’économie virtuelle sur l’économie réelle est l’apparition d’une hyper-bourgesoisie qui a lancé son OPA (souligné par nous) sur tous les secteurs de la société en imposant ses propres représentations et « une forme de pensée unique, notamment dans l’enseignement économique et dans la sémantique médiatique »(p.55). Derrière un libertarisme de façade, se cache une volonté politique d’en finir avec l’État social qui a assuré jusqu’ici un certain équilibre entre les besoins des opérateurs économiques et le citoyen. Avec cette nouvelle donne, la classe politique a d’ailleurs perdu toute crédibilité et toute légitimité devant les citoyens comme le montre le taux élevé d’abstentionnisme lors de chaque élection du fait de sa perte de contrôle contrôle des moyens de sa politique économique suite à la privatisation des secteurs vitaux de l’économie. Pour remédier à cette carence dans la légitimité politique, les politiciens tentent d’expérimenter de temps à autre, des subterfuges comme « la société civile », « la démocratie participative ou de proximité »(p.58), « l’État de droit » ou de « bonne gouvernance »(p.62) S’agissant de la notion d’État de droit par exemple, le professeur Charvin montre qu’elle a été forgée comme argument contre les anciens régimes « totalitaires » des pays d’Europe de l’Est et qu’elle est utilisée aujourd’hui comme une manière de séparer le politique de son origine populaire par la mise à mort du principe fondamental de la démocratie classique: « la loi est l’expression de la volonté du peuple souverain ». De plus, la démocratie est soumise à la même logique que celle du marché où la politique est devenue un simple outil de gestion de l’économie en soumettant la société et les hommes aux règles managériales d’une entreprise capitaliste. Le discours sur la modernisation libérale vise avant tout à « imposer à la démocratie un ajustement structurel et fonctionnel», car « les acquis démocratiques en France et dans les pays européens sont une hypothèque encore trop lourde pour les grands opérateurs économiques »(p.67) 
 
OUTILS ET LES PREMIERS RESULTATS DE DECONSTRUCTION DES ACQUIS DEMOCRATIQUES
 
Pour s’adapter aux mutations du nouveau capitalisme, il est nécessaire d’en finir avec tous les acquis sociaux obtenus grâce à la lutte des classes dominées. Pour accomplir cette tâche, il faudra procéder à une « déconstruction démocratique », selon l’expression du professeur Charvin. Les pouvoirs publics ont procédé à la mise en œuvre des outils appropriés destinés à « extorquer la soumission à l’ordre établi d’un nombre suffisant de citoyens et obtenir leur connivence pour un motif ou un autre, par un moyen ou un autre »(p.69). Les deux principaux outils qui se sont révélés d’une redoutable efficacité sont la peur qui rend le citoyen aveugle et l’instrumentalisation du religieux utilisé par le pouvoir politique pour se conforter, pour « restreindre les droits et les libertés comme pour diviser artificiellement des populations socialement insatisfaites »(p.96)
 
Les premiers résultats de la déconstruction des acquis démocratiques se manifestent à travers une pensée et un discours véhiculés par les hommes politiques de droite et de gauche(les socialistes) et aidés par tous les profiteurs du nouveau capitalisme visant à accréditer l’idée que la modernité réside dans la régression sociale et l’abandon des droits sociaux qui ont été arrachés de haute lutte par le monde du travail depuis le XIXe siècle et reconnus juridiquement dans des préambules et constitutions après la libération. Les droits sociaux sont présentés dans le discours actuel comme des privilèges(les fameux régimes spéciaux souligné par nous) dont jouissent les cheminots, les électriciens et les gaziers devenus des nantis et des privilégiés par rapport aux salariés du secteur privé. Ce qui compte désormais, ce sont l’Europe et la compétition mondiale, devenues grandes causes nationales s’il en est. L’État qui était auparavant le lieu de lutte et de traduction politique des rapports de force entre les classes sociales est vidé de son contenu au profit d’institutions extra et supra-nationales qui ont réduit les parlements nationaux à des simples chambres d’enregistrement dont la seule fonction consiste à transposer dans les lois nationales, des directives émanant des institutions européennes. La souveraineté populaire s’efface au profit d’un pouvoir extra et supra-national européen qui est concentré entre les mais d’un couple techno-politique, la Commission et le Conseil des ministres. l’État est devenu un simple Etat-gendarme et ce qu’il reste de l’Etat-Providence doit seulement servir à assurer « le transit de l’argent public vers le secteur privé qui en a vitalement besoin »(p.110) Le démantèlement de l’État s’est fait aussi sous la pression du patronat qui, pour maximiser ses profits dans un laps de temps très court, crie aux « charges » sociales, ce qui a pour conséquence l’aggravation du déficit public que les politiciens utilisent comme argument technique pour privatiser la Sécurité sociale et pour créer un marché privé de protection sociale comme aux USA où ceux qui peuvent se faire soigner, ce sont ceux qui possèdent non pas la carte Vitale comme en France mais leur carte bancaire(souligné par nous). Avec l’instauration d’un système privé d’assurance sociale, c’est l’un des grands principes fondamentaux de la République, le principe de la solidarité qui est remis en cause. Le droit au travail est insidieusement remplacé par le droit du travail(la nuance est apparue dans le projet du traité constitutionnel européen)où les chômeurs ne sont plus des victimes de l’incurie du système capitaliste mais des fraudeurs et des tricheurs. L’allocation chômage n’est plus un dû mais la contre-partie d’un comportement, d’une justification active de recherche d’emploi sous peine de radiation. Le droit à l’allocation chômage n’est plus un droit-créance mais il devient une prestation une sorte de charité publique. La loi régulant les rapports entre l’employeur et le salarié est remise en cause au nom de la flexibilité et l’adaptation au marché se fait au nom de la liberté contractuelle de deux parties réputées égales. Enfin, les faits divers sont utilisés pour développer ce que le professeur Charvin appelle le « populisme pénal » « visant davantage à intimider qu’à régler les problèmes, à envoyer un message et à offrir le « spectacle » supposé réclamé par une partie de l’opinion: la démagogie sécuritaire est l’expression d’un État qui doute de sa capacité à protéger réellement la société et qui sacrifie, pour séduire les plus frustres, nombre de droits démocratiques »(pp 118-119) Concrètement, la démocratie promue par la nouvelle « morale de marché » n’offre au fond que la seule liberté de choisir des produis à la vente.
 
En conclusion, cet ouvrage remarquable et d’une lecture facile du professeur Charvin est une invitation, pour nous tous, à une remise en cause de tout ce que nous avons pu apprendre dans le passé et de ce que nous entendons aujourd’hui à propos de la démocratie. Après la lecture de cet livre magistral, nous comprendrons que la démocratie que l’on nous offre mais le spectacle d’une démocratie tronquée, une « démocratie limitée » identifiée abusivement aux seuls mécanismes destinés à désigner et à renvoyer périodiquement, tous les quatre ou cinq ans, des « chefs ». Le Professeur Charvin a tenté de nous montrer et il a brillement réussi son pari que la démocratie n’est pas ce que l’on croit être, un système lié au marché et au libéralisme. La démocratie, c’est « le refus de l’ordre naturel. Elle est une tentative volontaire, ambitieuse et difficile »(p.125). La démocratie, c’est un processus d’émancipation des hommes et « si nouvelle démocratie il doit y avoir, elle ne peut prendre que le contre-pied de celle qui précède et qui ne l’était que très modérément »(p.132). Si nous avons bien compris le message du professeur Charvin, c’est que la démocratie n’est pas seulement une expérience historique propre aux seules sociétés européennes, mais un idéal universel à conquérir pour l’ensemble des hommes par la sueur et par le sang s’il en faut. À condition que le contenu de la démocratie ne soit pas identifié aux seuls mécanismes de désignation et de renvoi des chefs. La leçon que délivre l’ouvrage du professeur Robert Charvin « vers la Post-démocratie ? » a pour but de nous faire comprendre que la démocratie n’est pas un acquis définitif mais un combat permanent et quotidien que tout un chacun doit mener pour éviter que sa dignité d’homme et d’être humain ne soit dégradée au rang d’une marchandise que la loi de la jungle capitaliste s’efforce de nous imposer comme la seule perspective possible dans la vie.
 
FAOUZI ELMIR
 
MOTS-CLES : démocratie, capitalisme, libéralisme, mouvement ouvrier, Etat social.

Publié dans LIVRES

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