ACCUMULATION DU CAPITAL(7)
« L’ACCUMULATION DU CAPITAL »(1913)
(Extraits)
(Septième partie)
contribution à l’explication économique de l’impérialisme
ROSA Luxembourg
(5 mars 1871-15 janvier 1919)
… Qui paie en dernier ressort l'emprunt international, qui réalise la plus-value des entreprises capitalistes fondées avec ces emprunts ? L'histoire de l'Égypte et de la Turquie fournit une réponse classique à cette question. L'histoire de l'Égypte dans la seconde moitié du XIX° siècle est caractérisée par trois faits saillants : la création d'entreprises capitalistes modernes de grande envergure, l'accroissement inouï de la dette publique et l'effondrement de l'économie paysanne. En Égypte, le servage s'est maintenu jusqu'à l'époque moderne, et le Wali, puis le Khédive ont poursuivi dans le domaine de la propriété foncière leur politique personnelle par des méthodes de force. Mais, précisément cette situation primitive offrait un terrain extrêmement favorable pour les opérations du capital européen. D'un point de vue économique, il suffisait de créer les conditions nécessaires à une économie fondée sur le capital. Pour ce faire, on fit jouer directement l'autorité de l'État, et Méhemet Ali, le créateur de l'Égypte moderne, employa jusqu'aux années 1830 une méthode d'une simplicité patriarcale : chaque année, il « achetait » aux fellahs, au nom de l'État, leur récolte entière, pour leur revendre au prix fort le minimum nécessaire à leur subsistance et à l'ensemencement des terres. Par ailleurs, il faisait venir du coton des Indes, de la canne à sucre d'Amérique, de l'indigo et du poivre et prescrivait aux fellahs, au nom de l'État, la quantité qu'ils devaient planter, le coton et l'indigo étant déclarés monopoles d'État, ne pouvant donc être vendus qu'à l'État, et rachetés également par l'État. C'est par de telles méthodes que le commerce fut introduit en Égypte. Sans doute Méhemet Ali contribua-t-il grandement à I'augmentation de la productivité du travail : il fit remettre en état les anciennes canalisations, creuser des puits et surtout il entreprit la construction du grand barrage de Kalioub sur le Nil, le premier de la série des grandes entreprises capitalistes en Égypte. Celles-ci comprirent par la suite quatre grands secteurs : il y eut en premier lieu les travaux de canalisation, parmi lesquels le barrage de Kalioub, qui fut construit entre 1845 et 1853, et coûta 50 millions de marks, sans compter le travail gratuit des paysans - mais se révéla d'abord inutilisable ; ensuite des voies de circulation, dont la plus importante, le canal de Suez, devait avoir des conséquences fatales pour l'histoire de l'Égypte ; puis l'introduction de la culture du coton et de la canne à sucre. Avec la construction du canal de Suez, l'Égypte s'était déjà mise sous la dépendance du capital européen, bientôt elle lui fut livrée pieds et poings liés. Le capital français fut le premier, suivi par le capital anglais ; la concurrence des deux pays se poursuivit pendant les vingt années suivantes à travers tous les désordres et les troubles intérieurs de l'Égypte. Les opérations du capital français, qui finança la construction du barrage inutilisable sur le Nil ainsi que le percement du canal de Suez, offraient peut-être l'exemple le plus curieux de l'accumulation du capital européen aux dépens de la situation primitive de l'Égypte. Pour prix des bienfaits de ce canal, qui devait détourner d'Égypte tout le commerce d'Europe et d'Asie et diminuer sensiblement la participation égyptienne à ce commerce, le pays s'engageait tout d'abord à fournir pendant des années le travail gratuit de 20 000 serfs, et ensuite à acheter pour 70 millions de marks d'actions, soit 40 % du capital total de la Compagnie de Suez. Ces 70 millions constituèrent le noyau de l'énorme dette égyptienne qui, vingt ans plus tard, entraîna l'occupation militaire du pays par l'Angleterre. On introduisit un bouleversement soudain dans les méthodes d'irrigation: on remplaça par des pompes à vapeur les antiques « sakias », c'est-à-dire les norias actionnées par des bœufs ; dans le seul delta, 50 000 de ces norias fonctionnaient pendant sept mois de l'année. A présent, des bateaux à vapeur modernes assuraient la circulation sur le Nil entre Le Caire et Assouan. Le changement le plus profond dans la situation économique de l'Égypte fut produit par la culture du coton. A la suite de la guerre de Sécession américaine et de la disette anglaise de coton, qui avaient fait monter le prix du kilo de 60 ou 80 pfennigs à 4 ou 5 marks, I'Égypte s'empressa à son tour de cultiver le coton. Tout le monde en plantait, mais surtout la famille du vice-roi. Le vice-roi sut agrandir rapidement ses propriétés, soit par le, pillage pratiqué sur une grande échelle, soit par la confiscation, par l'« achat », forcé ou par le vol pur et simple. D'innombrables villages devinrent brusquement propriété du vice-roi sans que personne sût expliquer le fondement légal de tels actes. En un temps incroyablement court, cet ensemble immense de domaines devait être transformé en plantations de coton, ce qui bouleversa entièrement toute la technique de l'agriculture égyptienne traditionnelle. On construisit des digues pour protéger les champs de coton des crues périodiques du Nil, en même temps on introduisait un système d'irrigation artificielle abondante et régulière. Ces travaux, ainsi que le labourage continu en profondeur, inconnu des fellahs qui ne faisaient qu'égratigner le sol avec une charme datant du temps des Pharaons, enfin le travail intensif au moment de la récolte - tout cela posait des exigences énormes à la main-d'œuvre égyptienne. Celle-ci était encore constituée par les paysans astreints à la corvée, et l'État s'arrogeait le droit d'en disposer sans réserve. Les fellahs étaient déjà employés de force par milliers à la construction du barrage de Kalioub et du canal de Suez ; à présent ils étaient occupés à la construction de digues et de canaux, et à des travaux de culture dans les propriétés du vice-roi. Le Khédive avait maintenant besoin pour lui-même des 20 000 serfs qu'il avait mis à la disposition de la Compagnie de Suez, d'où le premier conflit avec le capital français. Une sentence d'arbitrage de Napoléon III attribua à la Compagnie de Suez un dédommagement de 67 millions de marks ; le Khédive accepta cette sentence d'autant plus volontiers qu'il pouvait extorquer la somme à ces mêmes fellahs qui étaient l'objet du conflit. On entreprit donc les travaux de canalisation. On commanda en Angleterre et en France un grand nombre de machines à vapeur, de pompes centrifuges et de locomotives. Par centaines, ces machines étaient expédiées d'Angleterre à Alexandrie, ensuite elles étaient transportées par bateau sur les canaux et le Nil, puis à dos de chameau dans l'intérieur du pays. Pour travailler le sol, on avait besoin de charrues à vapeur d'autant plus qu'en 1864 une épidémie avait décimé le cheptel. Ces machines provenaient aussi la plupart du temps d'Angleterre. La maison Fowler fut agrandie aux frais de l'Égypte spécialement pour les besoins du vice-roi .
L'Égypte eut brusquement besoin d'une troisième sorte de machines : des appareils à égrener et des presses à emballer le coton. Par douzaines, les installations furent dressées dans les villes du delta. Sagasig, Tanta, Samanud et d'autres villes encore se mirent à fumer comme les villes industrielles anglaises. De grandes fortunes circulaient dans les banques d'Alexandrie et du Caire. Dès l'année suivante il y eut un effondrement des cours du coton : après la paix de l'Union américaine, le prix du coton tomba en quelques jours de 27 pence la livre à 15, 12, puis finalement à 6 pence la livre. L'année suivante Ismaïl Pacha se lança dans une nouvelle spéculation : la production de la canne à sucre. Le travail forcé des fellahs devait faire concurrence aux États du Sud de l'Union où l'esclavage avait été aboli. Pour la seconde fois, il y eut une révolution dans l'agriculture égyptienne. Les capitalistes français et anglais trouvèrent un nouveau champ d'accumulation rapide. En 1868 et 1869, l'Égypte commanda dix-huit énormes fabriques de sucre, capables de produire chacune 200 000 kilos de sucre par jour, quatre fois plus que les installations connues jusqu'alors. Six d'entre elles furent commandées en Angleterre, douze en France. Cependant, à cause de la guerre franco-allemande, on repassa la plus grande partie de la commande à l'Angleterre. On devait construire ces fabriques à des intervalles de 10 kilomètres le long du Nil, elles devaient chacune être le centre d'un district de canne à sucre d'une superficie de 10 km2. Pour fonctionner à plein, chaque fabrique avait besoin d'une livraison quotidienne de 2 000 tonnes de canne à sucre. Tandis qu'il y avait là 100 vieilles charrues à vapeur cassées, datant de l'époque du coton, on en commanda 100 nouvelles pour la culture de la canne à sucre. Les fellahs furent amenés par milliers dans les plantations, tandis que des milliers d'autres étaient employés de force à la construction du canal d'Ibrahïniya. Le bâton et le fouet ne chômaient pas. Bientôt il y eut un problème de transport : il fallut bientôt construire autour de chaque fabrique pour y amener les masses de canne à sucre, un réseau de chemins de fer, des rails mobiles, des lignes de câbles volants, des locomotives pour routes. Ces commandes énormes furent passées au capital anglais. En 1872, on ouvrit la première fabrique géante. Provisoirement, 4 000 chameaux pourvoyaient au transport de la canne à sucre. Mais on vit bientôt qu'il était impossible de livrer la quantité de canne nécessaire au fonctionnement de l'entreprise. Le personnel était tout à fait incompétent, le fellah, habitué au travail forcé, ne pouvait pas être transformé à coups de fouet en ouvrier moderne. L'entreprise s'effondra, avant que beaucoup de machines commandées ne fussent même installées. Avec la spéculation sur le sucre se termine en 1873 l'ère des grandes entreprises capitalistes en Égypte.
Qui fournit le capital pour ces entreprises ? Les emprunts internationaux. En 1863, un an avant sa mort, Saïd Pacha contracte le premier emprunt d'une valeur nominale de 68 millions de marks, mais qui, déduction faite des commissions, de l'escompte, etc., se montait à 50 millions de marks nets. Il légua cette dette à Ismaïl, ainsi que le traité de Suez qui imposait à l'Égypte une contribution de 340 millions de marks. En 1864, Ismaïl contracta un premier emprunt d'une valeur nominale de 114 millions à 7 %, et d'une valeur réelle de 97 millions à 8,25 %. Cet emprunt fut dépensé en un an, 67 millions servirent à dédommager la Compagnie de Suez, et le reste fut englouti dans l'épisode du coton. En 1865, la Banque anglo-égyptienne accorda le premier « prêt de Daira », comme on l'appelle. Les propriétés privées du Khédive servaient Je caution à ce prêt, qui était d'une valeur nominale de 68 millions à 9 % et d'une valeur réelle de 50 millions à 12 %. En 1866, Frühling et Göschen accordèrent un nouveau prêt d'une valeur nominale de 60 millions et d'une valeur réelle de 52 millions ; en 1867, la Banque Ottomane accorda un prêt d'une valeur nominale de 40 millions, d'une valeur réelle de 34 millions. La dette en suspens se montait alors à 600 millions. Pour en consolider une partie, on contracta auprès de la banque Oppenheim et Neffen un emprunt d'une valeur de 238 millions à 4 %, en réalité Ismaïl ne reçut que 162 millions à 13,5 %. Cette somme permit d'organiser la grande fête d'inauguration du canal de Suez, qui fut célébrée devant toutes les personnalités du monde de la finance, des cours et du demi-monde européen. Une prodigalité insensée fut déployée à cette occasion ; en outre, une nouvelle commission de 20 millions fut offerte au chef turc. le sultan. En 1870, un prêt fut accordé par la maison Bischoffshein et Goldschmidt pour une valeur nominale de 242 millions à 7 %, et pour une valeur réelle de 100 millions à 13 %. Puis, en 1872 et 1873, Oppenheim accorda deux prêts, l'un, modeste, de 80 millions à 14 %, et l'autre très important, d'une valeur nominale de 640 millions à 8 % ; ce dernier réussit à réduire de moitié la dette en suspens, mais comme il fut utilisé à racheter les lettres de change qui étaient aux mains des banquiers européens, il ne rapporta en fait que 220 millions.
En 1874, on tenta encore un emprunt de 1 000 millions de marks en échange d'une rente annuelle de 9 % ; mais il ne rapporta que 68 millions. Les papiers égyptiens étaient de 54 % au dessous de leur valeur nominale. En treize ans, depuis la mort de Saïd Pacha, la dette publique était passée de 3 293 000 livres sterling à 94 110 000 livres sterling, c'est-à-dire environ 2 milliards de marks . La faillite était à la porte.
Au premier regard ces opérations financières semblent le comble de l'absurdité. Un emprunt chasse l'autre, les intérêts des emprunts anciens sont couverts par des emprunts nouveaux. on paie les énormes commandes industrielles faites au capital anglais et français avec l'argent emprunté au capital anglais et français.
Mais en réalité, bien que tout le monde en Europe soupirât et déplorât la gestion insensée d'Ismaïl, le capital européen réalisa en Égypte des bénéfices sans précédent - nouvelle version de la parabole biblique des vaches grasses, unique dans l'histoire mondiale du capital. Et surtout chaque emprunt était l'occasion d'une opération usuraire qui rapportait aux banquiers européens 1/5 et même 1/3 ou davantage de la somme prétendument prêtée. Ces bénéfices usuraires devaient cependant être payés d'une manière ou d'une autre. Où en puiser les moyens ? C'est l'Égypte qui devait les livrer, et la source en était le fellah égyptien. C'est l'économie paysanne qui livrait en dernier ressort tous les éléments des grandioses entreprises capitalistes. Elle fournissait la terre, puisque les soi-disant propriétés du khédive, acquises aux dépens des villages grâce au pillage et au chantage, avaient pris des proportions immenses depuis quelque temps ; elles étaient la base des plans de canalisation, des plantations de coton et de sucre. L'économie paysanne fournissait également une main-d'œuvre gratuite, qui devait en outre pourvoir à ses propres frais d'entretien pendant tout le temps de son exploitation. Les miracles techniques créés par les ingénieurs européens et les machines européennes dans le secteur des canalisations, des transports, de l'agriculture et de l'industrie égyptiennes étaient réalisés grâce au travail forcé des paysans. Des masses énormes de paysans travaillaient au barrage de Kalioub et au canal de Suez, à la construction de chemins de fer et de digues, dans les plantations de coton et dans les sucreries ; ils étaient exploités sans bornes selon les besoins du moment et passaient d'un travail à l'autre. Bien que les limites techniques de l'utilisation du travail forcé Pour les buts du capital moderne fussent à chaque instant manifestes, cette insuffisance était compensée par la domination absolue exercée sur la main-d'œuvre : la quantité des forces de travail, la durée de l'exploitation, les conditions de vie et de travail de la main-d'œuvre dépendaient entièrement du bon vouloir du capital.
En outre l'économie paysanne ne fournissait pas seulement la terre et la main-d'œuvre, mais aussi l'argent, par l'intermédiaire du système fiscal. Sous l'influence de l'économie capitaliste, les impôts extorqués aux petits paysans devenaient de plus en plus lourds. L'impôt foncier augmentait sans cesse : à la fin des années 1860, il s'élevait à 55 marks par hectare, tandis que les grandes propriétés n'étaient imposées que de 18 marks par hectare, et que la famille royale ne payait aucun impôt sur ses immenses domaines. A cela s'ajoutaient encore des taxes spéciales, par exemple celles destinées à l'entretien des travaux de canalisation qui servaient presque uniquement aux propriétés du vice-roi ; elles se montaient à 2,50 marks par hectare. Le fellah devait payer, pour chaque dattier qu'il possédait, une taxe de 1,35 mark, pour la case où il habitait, 75 pfennigs. En outre il y avait un impôt personnel de 6,50 marks pour chaque individu masculin âgé de plus de dix ans. Sous le gouvernement de Méhemet Ali, les fellahs payaient au total 50 millions de marks d'impôts, sous celui de Saïd 100 millions de marks, sous celui d'Ismaïl 163 millions de marks.
Plus la dette envers le capital européen s'accroissait, plus il fallait extorquer d'argent à l'économie paysanne . En 1869 tous les impôts furent augmentés de 10 % et perçus d'avance pour l'année 1870. En 1870, l'impôt foncier fut augmenté de 10 marks par hectare. Les villages de Haute Égypte commencèrent à se dépeupler, on démolissait les cases, on laissait le sol en friche pour éviter de payer des impôts. En 1876, l'impôt sur les dattiers fut augmenté de 50 pfennigs. Les hommes sortirent des villages pour abattre leurs dattiers, et on dut les en empêcher par des feux de salve. On raconte qu'en 1879 10 000 fellahs moururent de faim au nord de Siut faute de se procurer l'argent nécessaire pour payer la taxe sur l'irrigation de leurs champs et qu'ils avaient tué leur bétail pour éviter de payer l'impôt .
On avait maintenant saigné à blanc le fellah. L'État égyptien avait rempli sa fonction de collecteur d'argent au service du capital européen, on n'avait plus besoin de lui. Le Khédive Ismaïl fut congédié. Le capital pouvait maintenant liquider les opérations.
En 1875 l’Angleterre avait racheté 172 000 actions du canal de Suez pour 80 millions de marks, pour lesquelles l'Égypte devait encore 360 000 livres égyptiennes d'intérêts. Des commissions anglaises chargées de la « remise en ordre » des finances égyptiennes entrèrent maintenant en action. Chose étrange, le capital européen n'était pas effrayé par l'état désespéré de ce pays en faillite, mais offrait sans cesse de nouveaux prêts considérables pour le « sauver ». Cowe et Stokes proposèrent un prêt de 1 520 millions de marks à 7 % pour convertir toutes les dettes, Rivers Wilson estimait nécessaire un prêt de 2 060 millions de marks. Le Crédit Foncier acheta des millions de lettres de change en suspens et essaya de consolider la dette totale par un prêt de 1 820 millions de marks, sans y réussir toutefois. Mais plus la situation financière paraissait désespérée et sans issue, plus s'avançait irrémédiablement le moment où le pays entier devait devenir la proie du capital européen, ainsi que toutes ses forces productives. En octobre 1878, les représentants des créanciers européens abordèrent à Alexandrie. Le capital français et le capital anglais procédèrent à un double contrôle des finances. Puis, au nom de ce double contrôle, on introduisit de nouveaux impôts, les paysans furent battus et opprimés, de telle sorte que les paiements des intérêts partiellement suspendus en 1876 purent être repris en 1877 .
C'est alors que les droits du capital européen devinrent le pivot de la vie économique et le seul point de vue régissant le système financier. En 1878, on constitua une nouvelle commission et un ministère à moitié européen. En 1879, les finances égyptiennes furent soumises à un contrôle permanent du capital européen, représenté par la Commission de la Dette Publique égyptienne au Caire. En 1878 les Tshifliks, c'est-à-dire les terres de la famille du vice-roi, d'une superficie de 451 000 acres, furent transformés en domaine de l'État et hypothéqués aux capitalistes européens en garantie de la dette d'État. Il en fut de même des terrains de Daira appartenant au Khédive, situés pour la plupart en Haute Égypte et comprenant 85 131 acres ; ils furent par la suite vendus à un consortium. Quant aux autres grandes propriétés privées, elles passèrent aux mains des sociétés capitalistes, notamment à la Compagnie de Suez. Les domaines ecclésiastiques des mosquées et des écoles furent réquisitionnés par l’Angleterre pour couvrir les frais de son occupation. On n'attendait plus qu'un prétexte pour le coup final : il fut fourni par la rébellion de l'armée égyptienne, affamée par le contrôle financier européen, tandis que les fonctionnaires européens touchaient des salaires énormes, et par une révolte, machinée de l'extérieur, de la population d'Alexandrie qui était saignée à blanc. En 1882, l'armée anglaise occupa l'Égypte pour ne plus en sortir. La soumission du pays était l'aboutissement des opérations grandioses du capital en Égypte depuis vingt ans, et la dernière étape de la liquidation de l'économie paysanne égyptienne par le capital européen . On se rend compte ici que la transaction apparemment absurde entre le capital prêté par les banques européennes et le capital industriel européen se fondait sur un rapport très rationnel et très sain du point de vue de l'accumulation capitaliste, bien que les commandes égyptiennes fussent payées par le capital emprunté et que les intérêts d'un emprunt fussent couverts par le capital de l'autre emprunt. Si l'on fait abstraction de tous les échelons intermédiaires qui masquent la réalité, on peut ramener ce rapport au fait que l'économie égyptienne a été engloutie dans une très large mesure par le capital européen. D'immenses étendues de terres. des forces de travail considérables et une masse de produits transférés à l'État sous forme d'impôts, ont été finalement transformés en capital européen et accumulés. Il est évident que cette transaction qui fit s'accomplir en deux ou trois décennies une évolution historique qui eût duré des siècles dans des circonstances normales, ne fut rendue possible que par le fouet. C'est précisément l'état primitif de l'organisation sociale égyptienne qui offrait au capital européen cette base d'opérations incomparable pour son accumulation. A côté de l'accroissement incroyable du capital, le résultat économique en est la ruine de l'économie paysanne en même temps que le développement des échanges commerciaux obtenu au prix d'une exploitation intensive des forces productives du pays. Sous le gouvernement d'Ismaïl, la surface des terres cultivées et endiguées passa de 2 à 2,7 millions d'hectares, le réseau de canalisations de 73 000 à 87 000 km, le réseau ferroviaire de 410 à 2 020 km. A Suez et à Alexandrie, on construisit des docks, et à Alexandrie de grandes installations portuaires. On mit en service une ligne de bateaux à vapeur pour les pèlerins de La Mecque sur la mer Rouge et le long des côtes syriennes et de l'Asie Mineure. Le chiffre des exportations égyptiennes passa de 89 millions de marks en 1861 à 288 millions en 1864. Les importations qui s'élevaient à 24 millions sous le gouvernement de Saïd Pacha, montèrent sous le gouvernement d'Ismaïl à 100 ou 110 millions de marks. Le commerce qui, après l'ouverture du canal de Suez, n'avait repris que dans les années 1880, comprenait en 1890 des importations pour une valeur de 163 millions de marks, et des exportations pour une valeur de 249 millions de marks; en 1911, les marchandises importées atteignaient une valeur de 355 millions de marks, les marchandises exportées une valeur de 593 millions de marks. Sans doute l'Égypte elle-même est-elle devenue, dans ce développement brutal de l'économie marchande, la proie du Capital européen. En Égypte comme en Chine ou plus récemment au Maroc, on découvre comme agent d'exécution de l'accumulation le militarisme caché derrière les emprunts internationaux, la construction de chemins de fer, les travaux de canalisation et autres ouvrages de civilisation. Pendant que les pays orientaux évoluent avec une hâte fiévreuse de l'économie naturelle à l'économie marchande et de celle-ci à la production capitaliste, ils sont dévorés par le capital européen, car ils ne peuvent s'engager dans cette transformation révolutionnaire sans se livrer à lui pieds et poings liés.
Un autre exemple récent est celui des grandes affaires du capital allemand en Turquie d'Asie. Très tôt, le capital européen et notamment le capital anglais avaient essayé de s'emparer de ces territoires qui se trouvent sur l'ancienne route commerciale entre l'Europe et l'Asie .
Dans les années 1850 et 1860, le capital anglais finança la construction des lignes de chemins de fer de Smyrne-Aïdin-Diner, et Smyrne-Kassaba-Alachehir ; il obtint également une concession pour le prolongement de la ligne jusqu'à Afiunkarahissar, enfin il afferma la première ligne de la voie d'Anatolie, Haïdar-Pacha-Ismid. Peu à peu, le capital français obtint de participer à la construction de chemins de fer. En 1888 le capital allemand entre en scène. Des négociations secrètes, où le groupe capitaliste français, représenté par la Banque Ottomane, joua un grand rôle, aboutirent à la fusion des intérêts internationaux ; l'entreprise d'Anatolie et de la voie de Bagdad devait être financée à 60 % par le groupe allemand et à 40 % par le groupe international. La Compagnie de chemins de fer d'Anatolie, société turque. soutenue principalement par la Deutsche Bank, fut fondée le 14 Redcheb de l'an 1306, c'est-à-dire le 4 mars 1889 ; elle devait reprendre la ligne de Haidar-Pacha à Ismid qui était en service depuis le début des années 1870, ainsi que la concession de la ligne Ismid-Eskichehir-Angora (845 km). La société est également habilitée à exécuter les travaux de la ligne Haidar-Pacha-Skutari et les embranchements vers Brussa, et à construire une ligne complémentaire d'Eskichehir à Konia (environ 445 km), enfin la ligne d'Angora à Césarée (425 km). Le gouvernement turc offrait à la société une garantie d'État assurant des recettes brutes annuelles de 10 300 francs par kilomètre pour le parcours Haidar-Pacha-Ismid, de 15 000 francs pour la ligne Ismid-Angora. A cette fin le gouvernement nomma comme agent d'exécution l'Administration de la Dette Publique Ottomane ; celle-ci devait percevoir les dîmes des sandchaks d'Ismid, d'Ertigul, de Kutahia et d'Antora. Sur le produit de ces dîmes, l'Administration de la Dette Ottomane devait prélever la part correspondant à la recette annuelle et la verser à la société de chemins de fer. Le gouvernement garantit pour le parcours d'Angora à Césarée une recette brute annuelle de 775 livres-or turques, c'est-à-dire de 17 800 francs-or par kilomètre ; et pour le parcours d'Eskichehir à Konia, une recette de 604 livres turques équivalant à 17 741 francs. à condition toutefois dans ce dernier cas que les recettes n'excèdent pas la garantie de plus de 219 livres turques, soit 4995 francs par kilomètre. Dans le cas où la recette brute dépasserait le plafond garanti, le gouvernement devait obtenir 25 % du surplus. Les dîmes des sandchacks de Trébizonde et de Gumuchhané seront payées directement à l'administration de la Dette Publique qui, de son côté, fournit les compléments de garantie nécessaires à la société de chemins de fer. Les dîmes destinées à assurer la garantie gouvernementale constituent un tout. En 1898, la garantie offerte pour le parcours d'Eskichehir à Konia est passée de 219 livres turques à 296.
En 1899, la société obtint une concession pour la construction et la mise en service d'un port et des installations portuaires à Haïdar-Pacha, pour la construction d'élévateurs à grains et d'entrepôts de marchandises de toutes sortes, elle acquit le droit de faire charger et décharger les marchandises par son propre personnel, et enfin, dans le domaine de la police des douanes, l'autorisation d'installer une sorte de port franc.
En 1901, la société obtint une concession pour la construction du trajet de Konia-Bagdad-Basra au golfe Persique (2400 km), qui se rattache à la voie d'Anatolie par l'embranchement de Konia-Eregli-Burgulu. Pour reprendre la concession, l'ancienne société anonyme fonda une nouvelle société qui chargea une société de chantiers fondée à Francfort de la construction de la ligne.
De 1893 à 1910, le gouvernement turc a donné des garanties supplémentaires de 48,4 millions de francs pour la ligne de Haidar-Pacha à Angora, et de 1,8 million de livres turques pour la ligne d'Eskichehir à Konia, donc au total environ 90,8 millions de francs.
En 1907, la société acquit une concession pour les travaux d'assèchement du lac de Karaviran et d'irrigation de la plaine de Konia. Ces travaux doivent être exécutés pour le compte du gouvernement en l'espace de six ans. Cette fois, la société avance au gouvernement les capitaux nécessaires jusqu'à concurrence de 19,5 millions de francs, avec intérêt de 5 % et un délai de remboursement de trente-six ans. Pour cela le gouvernement a hypothéqué : 1) une somme annuelle de 25 000 livres turques, payables sur les surplus des dîmes versées à l'Administration de la Dette Publique comme garantie kilométrique ou comme garantie des divers emprunts 2) Le surplus des dîmes perçues sur les territoires irrigués dépassant la moyenne des cinq dernières années ; 3) les bénéfices nets tirés des installations d'irrigation ; 4) les bénéfices de la vente des terrains asséchés ou irrigués. Pour exécuter les installations, la société de Francfort fonda une société « pour l'irrigation de la plaine de Konia » au capital de 135 millions de francs.
En 1908, la société obtint une concession pour le prolongement de la ligne de Konia jusqu'à Bagdad et jusqu'au golfe Persique, assortie d'une garantie kilométrique. Pour payer cette garantie, un emprunt du chemin de fer de Bagdad à 4 % avait été contracté, en trois tranches de 54, 108 et 119 millions de francs; il était cautionné par les dîmes des vilayets d'Aïdin, de Bagdad, de Mossul, de Diarbekir, d'Urfa et d'Aleppo et par les taxes sur les moutons des vilayets de Konia, d'Adana et d'Aleppo, etc.
On voit apparaître ici le fondement de l'accumulation. Le capital allemand construit en Turquie d’Asie des chemins de fer, des ports et des barrages. Pour toutes ces entreprises, il extorque une plus-value nouvelle aux Asiatiques qu'il emploie comme main-d'œuvre.
Mais il s'agit de réaliser cette plus-value en même temps que les moyens de production venant d'Allemagne (matériaux ferroviaires, machines, etc.). Comment y parvient-on ? En partie grâce aux échanges commerciaux suscités par les chemins de fer, les installations portuaires, etc., et entretenus artificiellement dans les conditions de l'économie naturelle d'Asie Mineure ; en partie par la force, si les échanges commerciaux n'augmentent pas assez vite pour les besoins du capital ; l'État use alors de son autorité pour transformer les revenus en nature de la population en marchandises d'abord, puis en argent, et pour les employer à réaliser le capital ainsi que la plus-argent, et pour les employer à réaliser le capital ainsi que la plus-value. C'est là la fonction de la « garantie kilométrique » assurant les recettes brutes des entreprises autonomes du capital étranger, ainsi que des cautions des emprunts. Dans les deux cas, les « dîmes » (ueschürs) prélevées selon des modalités variables à l'infini, sont des tributs en nature versés par les paysans turcs ; elles sont passées peu à peu de 12 à 12,5 %. Le paysan des vilayets d'Asie doit verser des dîmes, sinon elles sont prélevées de force par les gendarmes et les autorités centrales ou locales. Les dîmes, manifestation très ancienne du despotisme asiatique fondé sur l'économie naturelle, ne sont pas directement perçues par le gouvernement turc, mais par l'intermédiaire de collecteurs d'impôts analogues aux fermiers généraux de l'ancien régime, c'est-à-dire que l'État leur adjuge séparément, par vente aux enchères, à l'avance la recette probable des tributs de chaque vilayet (ou province). Si la dîme d'une province est achetée par un spéculateur isolé ou par un consortium, ceux-ci revendent la dîme de chaque sandchak (ou district) à d'autres spéculateurs qui, à leur tour, cèdent leur part à toute une série de petits agents. Tous ces intermédiaires veulent couvrir leurs frais et retirer le plus de profit possible ; si bien qu'au moment où la dîme est perçue, elle a grossi dans des proportions énormes. Le collecteur d'impôts cherche à se dédommager de ses erreurs de calcul aux frais du paysan. Ce dernier, généralement couvert de dettes, attend impatiemment l'instant où il pourra vendre sa récolte. Mais souvent, après avoir fauché son blé, il doit attendre pour le battre des semaines entières, jusqu'au moment où il conviendra au collecteur de dîmes de prélever la part qui lui revient. La récolte menace de pourrir sur pied, et le collecteur, généralement lui-même marchand de grains, exploite cette situation pour obliger à lui vendre le blé à un prix très bas ; il sait s'assurer l'appui des fonctionnaires, notamment des mouktars (chefs locaux), contre les protestations des mécontents .
En même temps que les taxes sur les tabacs, les spiritueux, la dîme sur la soie et les redevances des pêcheries, le Conseil International d'Administration de la Dette Publique Ottomane perçoit les dîmes qui servent de caution à la garantie kilométrique des chemins de fer et aux emprunts. Dans chaque cas, le Conseil se réserve le droit d'intervenir dans les contrats des fermiers-collecteurs à propos des dîmes, et de faire verser les recettes de chaque vilayet directement dans les caisses régionales du Conseil. Si l'on ne réussit pas à trouver de collecteur, les dîmes sont emmagasinées en nature par le gouvernement turc ; les clés des dépôts sont confiées au Conseil, celui-ci revend les dîmes pour son propre compte.
Ainsi le métabolisme économique entre la petite paysannerie d'Asie Mineure, de Syrie et de Mésopotamie et le capital allemand s'effectue de la manière suivante : dans les plaines des vilayets de Konia, de Bagdad, de Basra, etc., le grain vient au monde comme simple produit d'usage de l'économie paysanne primitive ; immédiatement il passe en la possession du collecteur d'impôts en tant que tribut versé à l'État. C'est seulement entre les mains de ce dernier que le blé devient marchandise, puis, de marchandise, se transforme en argent, pour être versé à l'État. Cet argent n'est pas autre chose que le blé du paysan sous une forme modifiée ; il n'a pas été produit en tant que marchandise. Maintenant, comme garantie d'État, il sert à payer en partie la construction et le trafic ferroviaires, c'est-à-dire à réaliser à la fois la valeur des moyens de production qui y sont utilisés et la plus-value extorquée aux paysans et aux ouvriers asiatiques pendant la construction et la mise en service. En outre, comme les moyens de production utilisés à la construction du chemin de fer sont fabriqués en Allemagne, le blé du paysan, transformé en argent, sert encore à réaliser la plus-value extorquée aux ouvriers allemands pendant la fabrication de ces moyens de production. En accomplissant cette fonction, l'argent passe des caisses de l'État turc dans celles de la Deutsche Bank pour y être accumulé comme plus-value capitaliste, sous forme de profits d'émission, tantièmes, dividendes et intérêts au profit des sieurs Gwinner, Siemens, de leurs co-administrateurs, des actionnaires et des clients de la Deutsche Bank et de tout le système compliqué des sociétés filiales.
S'il n'y a pas de fermier-collecteur, comme le cas est prévu dans les concessions, la série compliquée des métamorphoses se réduit à sa forme la plus simple et la plus claire : le blé du paysan revient directement à l'Administration de la Dette Publique Ottomane, c'est-à-dire aux représentants du capital européen, et devient, sous sa forme naturelle même, un revenu du capital allemand et étranger. Il fait s'accomplir l'accumulation du capital européen avant même de s’être départi de sa forme d'usage propre, qui est paysanne et asiatique ; il réalise la plus-value capitaliste avant d'être devenu marchandise et d'avoir réalisé sa propre valeur. Le métabolisme s'effectue d'une manière brutale et directe entre le capital européen et l'économie paysanne asiatique, tandis que l'État turc est réduit à son rôle réel d'appareil politique destiné à exploiter l'économie paysanne pour le compte du capital - ce qui est la fonction véritable de tous les États orientaux dans la période de l'impérialisme capitaliste. L'affaire qui consiste à payer les marchandises allemandes avec le capital allemand n'est pas, comme on pourrait le croire, un cercle vicieux absurde, où les braves Allemands offriraient aux Turcs malins la « jouissance » des grands ouvrages de civilisation ; il s'agit au fond d'un échange entre le capital allemand et l'économie paysanne asiatique, un échange qui s'accomplit par la pression de l'État. D'une part les progrès de l'accumulation capitaliste et l'extension des « sphères d'intérêts » servent de prétexte à l'expansion politique et économique du capital allemand en Turquie ; d'autre part la désagrégation rapide, la ruine et l'exploitation de l'économie paysanne par l'État favorisent l'établissement des échanges commerciaux et des chemins de fer, tandis que l'État turc devient de plus en plus dépendant financièrement et politiquement du capital européen.