ACCUMULATION DU CAPITAL(5)

Publié le par ELMIR

« L’ACCUMULATION DU CAPITAL »(1913)

(Extraits)

(Cinquième partie)

contribution à l’explication économique de l’impérialisme

ROSA Luxembourg

(5 mars 1871-15 janvier 1919)

Le protectionnisme et l'accumulation

L'impérialisme est l'expression politique du processus de l'accumulation capita­liste se manifestant par la concurrence entre les capitalismes nationaux autour des derniers territoires non capitalistes encore libres du monde. Géographiquement, ce milieu représente aujourd'hui encore la plus grande partie du globe. Cependant le champ d'expansion offert à l'impérialisme apparaît comme minime comparé au niveau élevé atteint par le développement des forces productives capitalistes ; il faut tenir compte en effet de la masse énorme du capital déjà accumulé dans les vieux pays capitalistes et qui lutte pour écouler son surproduit et pour capitaliser sa plus-value, et, en outre, de la rapidité avec laquelle les pays pré-capitalistes se transfor­ment en pays capitalistes. Sur la scène internationale, le capital doit donc procéder par des méthodes appropriées. Avec le degré d'évolution élevé atteint par les pays capitalistes et l'exaspération de la concurrence des pays capitalistes pour la conquête des territoires non capitalistes, la poussée impérialiste, aussi bien dans son agression contre le monde non capitaliste que dans les conflits plus aigus entre les pays capita­listes concurrents, augmente d'énergie et de violence. Mais plus s'accroissent la violence et l'énergie avec lesquelles le capital procède à la destruction des civilisa­tions non capitalistes, plus il rétrécit sa base d'accumulation. L'impérialisme est à la fois une méthode historique pour prolonger les jours du capital et le moyen le plus sûr et le plus rapide d'y mettre objectivement un terme. Cela ne signifie pas que le point final ait besoin à la lettre d'être atteint. La seule tendance vers ce but de l'évolution capitaliste se manifeste déjà par des phénomènes qui font de la phase finale du capitalisme une période de catastrophes. Les économistes classiques, dans la période du « Sturm und Drang » de l'économie, exprimaient l'espoir d'un développe­ment pacifique de l'accumulation capitaliste et célébraient « le commerce et l'indus­trie qui ne peuvent prospérer que par la paix » ; ils prêchaient l'idéologie officieuse man­ches­térienne de l'harmonie des intérêts entre les nations industrielles de la terre - autre aspect de l'harmonie des intérêts entre le capital et le travail ; ces espoirs sem­blèrent se confirmer dans la courte période de libre-échange qui régna en Europe autour de 1860 et 1870 ; ils se fondaient sur le faux dogme de l'école de Manchester, selon lequel l'échange de marchandises est la seule condition de l'accumulation capi­taliste, et l'accumulation identique à la simple production marchande. L'école de Ricardo identifiait, comme nous l'avons vu, l'accumulation capitaliste et les condi­tions de sa reproduction avec la production marchande simple et avec les conditions de la circu­lation simple de marchandises. Cette doctrine se manifesta avec plus d'évidence encore chez le libre-échangisme vulgaire tourné vers la pratique. Toute l'argu­menta­tion des libre-échangistes groupés autour de Cobden ne faisait que tra­duire les intérêts des cotonniers du Lancashire. Leur attention était surtout dirigée sur les ache­teurs à gagner et leur dogme était le suivant : « Nous devons acheter à l'étran­ger afin de trouver à notre tour des acheteurs pour nos produits industriels, c'est-à-dire pour les cotonnades. » Cobden et Bright, en réclamant le libre-échange, notam­ment l'abais­se­ment des prix des biens de consommation, prétendaient défendre les intérêts du consommateur : mais il ne s'agissait pas de l'ouvrier qui mange du pain, mais du capitaliste qui consomme la force de travail.

 

Cet évangile ne traduisait jamais réellement les intérêts de l'accumulation capita­liste dans son ensemble. En Angleterre même, il fut démenti dès les années 1840 par les guerres de l'opium, qui prêchaient par la canonnade l'harmonie des intérêts des nations commerçantes en Extrême-Orient. passant ensuite, avec l'annexion de Hong-Kong, à l'opposé de cette doctrine, au système des « sphères d'intérêts ». Sur le con­ti­nent européen, le libre-échange des années 1860 n'expri­ma jamais les intérêts du capital industriel, parce que les pays libre-échangistes du continent étaient à l'époque des pays principalement agricoles, et que la grande industrie y était peu développée. Le système du libre-échange fut bien plutôt appliqué comme une mesure politique en vue de constituer des nouveaux États nationaux en Europe centrale. En Allemagne, selon les vues de Manteuffel et de Bismarck, c'était un instrument spécifiquement prussien pour mettre l'Autriche à la porte de la Confé­dération allemande et de l'union douanière, et pour créer le nouvel empire alle­mand sous l'hégémonie de la Prusse. Économiquement, le libre-échange s'appuyait seule­ment sur les intérêts du capital marchand, notamment sur le capital des villes hanséa­tiques pour qui le commerce international était d'importance vitale, et sur les intérêts agricoles des consommateurs ; quant à l'industrie elle-même, seule celle du fer put être gagnée au libre-échange et encore ne put-on lui arracher que la concession de l'abolition des douanes  rhénanes. L'industrie textile d'Allemagne du Sud resta intran­sigeante et maintint son opposition protectionniste. En France, les ailes qui inaugurè­rent le libre-échange par les clauses préférentielles furent conclus par Napoléon III sans le consentement et même contre la volonté de la Chambre, consti­tuée par les industriels et les agrariens. Le gouverne­ment du Second Empire se contenta d'instau­rer comme pis-aller des traités commer­ciaux, qui furent acceptés faute de mieux par l'Angleterre - pour ne pas susciter d'opposition parlementaire en France et pour établir en fin de compte le libre-échange sur une base internationale derrière le dos du corps législatif. Le premier traité impor­tant entre la France et l'Angleterre surprit l'opinion publique française 

. Entre 1853 et 1862, le vieux système protectionniste français fut aboli par trente-deux décrets impériaux, qui furent ratifiés en 1863 « par voie législative », afin que les formes fussent respectées. En Italie le libre-échange était une arme de la politique de Cavour, et résultait du besoin où il était de s'appuyer sur la France. Dès 1870, sous la poussée de l'opinion publique, une enquête fut ouverte, qui révéla le peu d'intérêt des milieux concernés pour la politique libre-échangiste. Enfin, en Russie, la tendance libre-échangiste des années 1860 ne fit que jeter les bases de l'économie marchande et de la grande industrie : elle accompagna l'abolition du servage et la construction d'un réseau ferré .

 

Ainsi le libre-échange comme système international ne pouvait être a priori qu'un épisode dans l'histoire de l'accumulation du capital, pour cette raison même, il est faux d'attribuer le revirement général et le retour au protectionnisme qui eut lieu à la fin des années 1870, à une réaction de défense des autres pays capitalistes contre le libre-échange de la Grande-Bretagne.

 

Cette idée est démentie par plusieurs faits : ainsi en Allemagne, en France et en Italie, ce furent les agrariens qui prirent l'initiative du retour au protectionnisme, non contre la concurrence de l'Angleterre, mais contre celle des États-Unis; par ailleurs, les menaces contre l'industrie naissante en Russie, par exemple, venaient plutôt de l'Allemagne que de l'Angleterre, et, en Italie, plutôt de la France. De même, ce n'est pas le monopole industriel de l’Angleterre qui est cause de la dépression universelle et permanente qui suivit la crise des années 1870, et qui avait suscité le désir du pro­tec­tionnisme. Le revirement protectionniste avait des causes plus générales et plus profondes. Les purs principes libre-échangistes qui entretenaient l'illusion de l'harmo­nie des intérêts sur le marché mondial furent abandonnés dès que le grand capital industriel eut pris suffisamment pied dans les principaux États du continent européen pour se rendre compte des conditions de l'accumulation. Or, ces conditions d'accum­ulation battent en brèche la vieille doctrine de la réciprocité des intérêts des États capitalistes. Elles provoquent au contraire leur antagonisme et la concurrence pour la conquête des milieux non capitalistes.

 

Au début de l'ère du libre-échange, les guerres contre la Chine commençaient seulement à ouvrir l'Extrême-Orient au commerce, et le capital européen faisait ses premiers pas en Égypte. Aux alentours de 1880, en même temps que le protection­nis­me, la politique d'expansion est pratiquée avec une intensité croissante : une succes­sion ininterrompue d'événements se poursuit à travers les années 1880 : l'occupation de l'Égypte par l'Angleterre, les conquêtes coloniales allemandes en Afrique, l'occu­pation française de Tunis et l'expédition au Tonkin, les percées de l'Italie à Assab et Massua, la guerre d'Abyssinie et la création de l'Érythrée, les conquêtes anglaises en Afrique du Sud. Le conflit entre l'Italie et la France pour la sphère d'intérêts de Tunis fut le préambule caractéristique de la guerre douanière franco-italienne ; sept ans plus tard, cet épisode violent a mis fin sur le continent européen à l'harmonie des intérêts, chère à la doctrine du libre-échangiste. Le mot d'ordre du capital devint la monopolisation des régions non capitalistes, aussi bien à l'intérieur des vieux États capitalistes qu'à l'extérieur, dans les pays d'outre-mer. En revanche, le libre-échange, la politique de la « porte ouverte » devinrent l'expression spécifique du désarmement économique des pays non capitalistes en face du capita­lisme international, l'expression de l'équilibre entre les diverses puissances indus­trielles concurrentes le prélude à l'occupation partielle ou totale des pays non capita­listes soit comme colonies, soit comme sphères d'influence. Si l'Angleterre seule est restée jusqu'ici fidèle au libre-échange, cela tient en première ligne à ce qu'elle était l'empire colonial le plus ancien et qu'elle trouva dès le début dans ses immenses pos­sessions territoriales extra-capitalistes une base d'opérations offrant à son accumu­lation des perspectives illimitées jusqu'à nos jours, et la soustrayant en fait à la con­cur­rence des autres pays capitalistes. C'est ce qui explique la tendance générale des pays capitalistes à s'isoler les uns des autres par des tarifs douaniers ; cependant, en même temps, ils développaient de plus en plus les échanges commerciaux, et deve­naient toujours plus dépendants les uns des autres quant au renouvellement des condi­tions matérielles de leur reproduction. Pourtant, du point de vue du développement techni­que des forces productives, le protectionnisme est aujourd'hui superflu et il contribue même parfois à la conservation artificielle de méthodes de production périmées. Comme celle qui est au fond des emprunts internationaux, la contradiction immanen­te de la politique protectionniste ne fait que refléter la contradiction histo­rique entre les intérêts de l'accumulation - c'est-à-dire la réalisation et la capita­lisation de la plus-value - et le pur point de vue de l'échange de marchandises.

Ceci se manifeste dans le fait que le système moderne de hauts tarifs douaniers, exigés par l'expansion coloniale et les conflits plus aigus à l'intérieur du milieu capitaliste, fut introduit surtout en vue d'accroître les armements. En Allemagne com­me en France, en Italie et en Russie, le retour au protectionnisme fut lié à l'extension du militarisme et introduit en fonction de celui-ci ; il servit de base à la course aux armements de terre, puis de mer, qui se développa à cette époque. Le libre-échange européen auquel correspondait le système militaire continental avec la priorité don­née à l'armée de terre, a cédé la place au protectionnisme comme fonde­ment et complément du système militaire impérialiste où la priorité était toujours donnée à la marine.

 

L'accumulation capitaliste, dans son ensemble, a donc, comme processus histori­que concret, deux aspects différents : l'un concerne la production de la plus-value - à l'usine, dans la mine, dans l'exploitation agricole - et la circulation de marchandises sur le marché. Considérée de ce point de vue, l'accumulation est un processus pure­ment économique dont la phase la plus importante est une transaction entre le capita­liste et le salarié. Dans les deux phases cependant, à l'usine comme sur le marché, elle reste exclusivement dans les limites d'un échange de marchandises, d'un échange de grandeurs équivalentes, sous le signe de la paix, de la propriété privée et de l'égalité. Il a fallu toute la dialectique acérée d'une analyse scientifique pour découvrir com­ment, au cours de l'accumulation, le droit de propriété se transforme en appropriation de la propriété d'autrui, l'échange de marchandises en exploitation, l'égalité en domination de classe.

 

L'autre aspect de l'accumulation capitaliste concerne les relations entre le capital et les modes de production non capitalistes, il a le monde entier pour théâtre. Ici les méthodes employées sont la politique coloniale, le système des emprunts internatio­naux, la politique des sphères d'intérêts, la guerre. La violence, l'escroquerie, l'oppres­sion, le pillage se déploient ouvertement, sans masque, et il est difficile de recon­naî­tre les lois rigoureuses du processus économique dans l'enchevê­tre­ment des violences et des brutalités politiques.

 

La théorie libérale bourgeoise n'envisage que l'aspect unique de la « concurrence pacifique », des merveilles de la technique et de l'échange pur de marchandises ; elle sépare le domaine économique du capital de l'autre aspect, celui des coups de force considérés comme des incidents plus ou moins fortuits de la politique extérieure.

 

En réalité, la violence politique est, elle aussi, l'instrument et le véhicule du pro­ces­sus économique ; la dualité des aspects de l'accumulation recouvre un même phé­no­mène organique, issu des conditions de la reproduction capitaliste. La carrière historique du capital ne peut être appréciée qu'en fonction de ces deux aspects. Le capital n'est pas qu'à sa naissance « dégouttant de sang et de boue par tous les pores », mais pendant toute sa marche à travers le monde ; c'est ainsi qu'il prépare, dans des convulsions toujours plus violentes, son propre effondrement.

Publié dans IMPERIALISME

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